Gérard Garouste est assis dans son atelier parisien. Derrière lui, il y a une grande toile brun et rouge, à peine figurative. On croit y reconnaître un arbre enflammé, à moins que ce ne soit les feux de l'enfer. Aujourd'hui, Garouste ne peint plus d'une façon si gestuelle.
La toile est dans son atelier parce que le collectionneur qui l'avait acquise se plaignait de ce qu'elle n'était toujours pas sèche, des années après avoir été peinte. La conversation s'engage donc sur les siccatifs, l'encaustique, la cire, les couleurs du commerce et les expériences que Garouste a tentées autrefois. Il s'en est détaché depuis. "C'étaient de bonnes expériences, mais elles ne me sont plus nécessaires. Si j'ai fait tant de recherches sur les couleurs autrefois, c'était parce que je voulais retourner à la case départ, repartir de zéro."
L'allusion est explicite. Garouste a été l'un des premiers parmi les Français de sa génération à oser aller contre l'interdit de la peinture édicté par le modernisme à la française. "Je sais que ma position est extrêmement casse-gueule, parce que je risque les pires récupérations, mais tant pis : je ne peux pas me rallier à une conception de l'art qui exclut le côté manuel de la chose. Pour moi, la peinture, c'est la pensée qui passe par la main. Je ne sais combien de fois on a annoncé sa mort. Je n'y crois pas. La peinture sera toujours recommencée, quelque part, dans un hôpital psychiatrique ou le cahier d'un enfant."
PROJET ANTI-MONUMENTAL
Son intervention à la Salpêtrière sera donc picturale. Les toiles ne sont pas dans cet atelier, mais à la campagne, là où Garouste travaille le plus souvent, dans un grand espace lumineux et haut de plafond qu'il a fait construire et qui peut accueillir des projets monumentaux. Quoique le mot monumental ne convienne pas, en dépit des dimensions de l'ensemble que l'artiste a conçu. Il serait plus juste de le dire anti-monumental. C'est sur ce point qu'avant toute autre précision Garouste veut s'expliquer. "La proposition du Festival d'automne était, pour moi, cent fois plus intéressante qu'une exposition de musée, en raison du lieu, la chapelle Saint-Louis. Saint, déjà, ça me posait un problème : je savais que j'aurais du mal à m'inscrire dans une église. Quant à Louis IX... c'est le roi qui a brûlé le Talmud, l'un des rois les plus intolérants de l'histoire. Dès que j'ai entendu son nom, par association d'idées, j'ai pensé aux tabous religieux, à leur pouvoir actuel, à la lutte du Bien et du Mal, à Bush et Ben Laden. Franchement, ça ne passait pas. La chapelle est construite autour d'une coupole, qui représente la voûte céleste et l'ordre divin. J'ai donc voulu l'inverser. A cette coupole triomphante, j'oppose une peinture qui tombe jusqu'au sol. Il me semble qu'ainsi j'irai du cosmos vers l'unité."
Ce principe affirmé, Garouste prend sur une table un gros cahier, qu'il feuillette, trop vite pour le visiteur qui n'a que le temps d'apercevoir des dessins, les uns géométriques, les autres d'une bizarrerie monstrueuse, des annotations, des tableaux de chiffres, des équations. On ne savait pas Garouste si fort physicien. "Non, non. J'ai eu l'aide d'un ami ingénieur. Avec son ordinateur, c'était facile pour lui." Pas si facile tout de même : la base de la coupole et sa hauteur étant les seules données sûres, il a fallu calculer la forme de huit toiles qui, fixées dans leur partie supérieure à un cadre octogonal placé à l'intérieur de la circonférence de la coupole, tombent en se courbant et se rétrécissant jusqu'à un mètre au-dessus du pavement. Aucune armature rigide ne les soutient. Elles sont nouées entre elles. La tension des cordes et la densité font que la construction est stable et centrée, en dépit de ses quinze mètres de haut. Les croquis - ceux de Garouste au crayon et les images de synthèse calculées par ordinateur - évoquent une trompette très étirée, une fleur de lys ou ce que l'on suppose la forme d'un trou noir. "C'est ça : un trou noir, où tout s'engloutit."
"SUITE DE SUPERPOSITIONS"
A l'extrémité, au sol, un miroir octogonal sera posé, dans lequel, grâce à un système d'anamorphoses, le spectateur lira et verra ce qui est peint et écrit sur les toiles : deux registres de mots et deux de peintures. A la sollicitation du peintre, Laurent Busine a écrit un conte, histoire de cirque, d'écuyère, de prince, de dragon et de singe. Garouste n'en a représenté que quelques épisodes. Elle est tissée d'allusions, les unes assez simples - saint Georges et son dragon par exemple -, d'autres insaisissables - l'arrière-grand-mère de Garouste était écuyère de cirque. De là d'autres associations, d'autres inventions. "L'œuvre est comme une suite de superpositions : il y a la couche du conte, celle de notre histoire commune, celle de l'histoire particulière de chacun, la mienne ou celle d'un spectateur. Il faut les soulever les unes après les autres."
Les esquisses font entrevoir des visions étranges et légendaires, légèrement médiévales, des animaux fantastiques, des corps déformés jusqu'à l'impossible. Des couleurs franches - des jaunes, des rouges - éclatent et le dessin se permet tous les zigzags, toutes les boucles, tous les raccourcis. La maîtrise du peintre est à son comble, d'autant plus impressionnante qu'il allie la rigueur des calculs et travaux préparatoires à la fantaisie des figures et des scènes rêvées. Dans un temps marqué par l'invasion des images mécaniques supposées vraies, Garouste prend le parti de l'onirique et du symbolique. "C'est l'un des privilèges de la peinture : elle ne se donne pas pour la vérité, à l'inverse des images documentaires. Elle ne cache pas qu'elle est de l'ordre de l'illusion et du mensonge : elle est honnête là-dessus. On ne peut pas tromper sur ce qu'elle est. Aussi crée-t-elle d'emblée un recul, une distance. Cette distance, je l'aime. Elle est en retrait par rapport au réel, et, dans cette distance, il y a l'espace de l'humour, celui des mythes, celui de l'érotisme et celui du jeu. La peinture n'est pas sérieuse. Et c'est pourquoi elle l'est tant."
Philippe Dagen
article paru dans l'édition du Monde du 21 09 2003
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