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Les bibliothèques, au fil des siècles, n'ont guère inspiré les artistes. C'est le non sujet par excellence. Et si le livre est omniprésent, longtemps à l'enseigne du sacré puis, avec le XIXème, purement profane, les rayonnages des bibliothèques ne sont souvent présents que pour servir de fond à des portraits. Il suffit de songer, pour ne donner qu'un exemple, au portrait du marquis de Pombal, oeuvre anonyme du XVIIIème siècle qui se trouve dans le musée de la ville de Lisbonne. Même Salvador Dali, dans son portrait d'Emilio Terry, ne fait pas autre chose. Il faut attendre le grand cycle qu'entreprend Vieira Da Silva dès la fin des années quarante (qui conservent alors des références précises à la réalité comme dans la Bibliothèque de 1955) et qu'elle poursuit les années suivantes, en visant la pureté formelle et chromatique, comme en témoigne la rougeoyante et abstraite Bibliothèque de Malraux (1974). Mais pour que ces grands monuments de la civilisation prennent une valeur mythique, il faut attendre les tableaux de Miquel Barcelo a peint pendant les années quatre-vingts : bibliothèque et musées sont d'ailleurs associés dans son projet, qui donne une tournure dramatique et chargée de lyrisme fougueux, mêlant amour et haine, attraction et répulsion. Et Anselm Kiefer s'intéresse de près à l'autodafé des textes fondateurs dans des installations où il tente d'atteindre un paroxysme violent et tragique de ces violences emphatiques qui ont touché toutes les époques et toutes les cultures : en Allemagne à l'époque de Calvin mais aussi à celle de Goethe, à Rome quand on vote la mort de Giordano Bruno, mais aussi dans la France de la Renaissance. Partout, en tout temps, on confisque les livres sacrés des juifs pour en faire un grand bûcher expiatoire.
L'étrange et irrépressible attirance que Bernard Lacombe éprouve pour les bibliothèques ne date pas d'hier. Voici déjà de nombreuses années qu'il se passionne pour ces lieux de savoir universel comme d'autres sont émus dès qu'il pénètre dans une église ancienne. Mais que ce soit à l'Escurial de Philippe II ou à l'Arsenal, où rode le fantôme de Charles Nodier, son fantasque directeur, à la British Library ou à la Trinity College Library, il donne à ces édifices imposants une tonalité sombre. Il y a quelque chose de noir dans sa vision, de mélancolique, mais aussi une distance troublante. Il introduit un effet imperceptible mais prégnant de décalage qui repose entièrement sur sa manière. Et cette manière consiste à produire une très légère et très subtile anamorphose qui est plus mentale que visuelle.
Mais la démarche théorique de l'artiste repose sur une chaîne d'associations qui va du livre, comme objet de culte, mais aussi réceptacle de mystères et de plaisirs parfois interdits, tel qu'on peut le voir dans Mes pensées, jusqu'à des figures emblématiques dont les ouvrages on prit place dans l'histoire de l'humanité -je pense bien entendu à l'Hommage à Saint Augustin ou l'Hommage à Pascal qui a toutes les apparences d'une vanité traitée avec une sobriété et une austérité toute janséniste - mais sans la moindre morale. Toutefois cette chaîne ne repose pas exclusivement sur l'image du livre ou des espaces où ils sont conservés. Elle peut se prolonger par des évocations où seul le titre nous fournit un indice. Quand on se retrouve devant l'Hommage à Marcel Proust , le regard ne découvre rien d'autre qu'une chambre au fond de laquelle se trouve un lit vide. c'est in absentia qu'apparaît la figure de l'auteur de la Recherche du temps perdu. et on ne peut s'empêcher de le voir allongé, secoué par une terrible crise d'asthme, ou attendant que ses amis viennent lui rendre visite au Ritz alors qu'il reste alité. Avec la malle de Pessoa, il touche à un objet quasiment mythique, qui a fait couler beaucoup d'encre et qui n'a pas encore fini de révéler tous ses trésors et la foule d'hétéronymes que l'écrivain lisboète a imaginés pour peupler les rues de sa ville natale de poètes en tous genres , chacun ayant un style, une philosophie, une conviction à défendre. Fernando Pessoa a remisé les innombrables figurines de son théâtre miniature dans ce coffre à jouets, toute une oeuvre inédite pour l'essentiel et souvent inachevée.
L'ambiguïté absolue de ces représentations, qui se traduit , entre autres choses, par ces bandes étroites qui donnent le sentiment que les salles qu'il nous fait découvrir se trouvent dans d'immenses geôles piranésiennes, est faite pour que le doute s'introduise dans notre esprit : elle nous place dans un point hypothétique (et par définition insupportable) entre le rêve et la réalité, en un point douloureux et énigmatique, où le passé est évoqué dans le seul but d'éclairer le présent.
Dans l'esprit de Bernard Lacombe (c'est ainsi que j'imagine les choses à force de fréquenter ses tableaux), la perspective qui se délivre est celle d'un brusque obscurcissement de l'horizon et, dans cette pénombre , la physionomie des espaces et des choses se modifie, se fait inquiétante et foncièrement étrange. Et l'étrangeté qui en résulte est la quintessence de la relation aux livres. Une relation d'amour immodéré, qui fait que chacun d'entre eux s'avère un livre d'amour.
Ce monde crépusculaire dans lequel il nous introduit à notre corps défendant (et pourtant, nous ne pouvons rien faire pour y résister) est celui de la perte. Aujourd'hui les bibliothèques telles que nous les connaissons depuis l'Antiquité classique, sont en train de perdre leur nécessité. Elles changent d'aspect, elles changent d'attribution. Leur architecture n'est déjà plus la même et on y travaille dans d'autres conditions qui n'ont plus rien de comparable (il suffit de se souvenir du documentaire qu'Alain Resnais a tourné à la bibliothèque Nationale de Paris pour prendre la mesure de la distance qui nous sépare de l'univers qu'il a dépeint en noir et blanc). Nul ne peut l'ignorer : elles sont condamnées à disparaître ou ne plus être que des muséums de la connaissance universelle. Et en dépit des métamorphoses vertigineuses qui les plongent dans ce nostalgique clair obscur, le livre, tel qu'il est apparu avec le christianisme en remplaçant le volumen hébraïque, grec ou romain ne tombe pas en désuétude comme on l'a annoncé quand l'ére électronique a commencé a abolir les règles fondamentales de la circulation des idées et des écrits. C'est de cette paradoxale résistance que son art tire sa raison d'être et son pouvoir de fascination, car la peinture, bien qu'on en ait décrété la fin, elle aussi résite et ce qu'elle a à nous dire ne peut l'être en d'autres termes. Bernard Lacombe le démontre avec éloquence.
Gérard-Georges Lemaire
Paris,juin-juillet 2004
in catalogue Liber Amoris
Bernard Lacombe éds. Koehler
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