Bibliothèques invisibles

par Gérard-Georges Lemaire

>>> voir aussi les dessins de Bernard Lacombe dans le dossier Liber Amoris
 

La question reste encore en suspens. Pourquoi les bibliothèques ont-elles si peu inspiré les artistes au cours des siècles ? Si l'on fait exception des « scènes de conversation » elles semblent les avoir rebutés. Au XIXé siècle, le thème de la lecture remplace – et cette substitution n'est pas indifférente – celui des Pères de l'Eglise et des saints qui portent les Ecritures avec ostentation. Les bibliothèques privées servent alors parfois de décor aux portraitistes. Il faut attendre des créateurs tels que Vieira da Silva ou Miquel Barcelo pour qu'elles deviennent sujet de méditation picturale. Dans la littérature elle n'apparaît dans le chef-d'œuvre de Miguel Cervantes que pour être détruite par le brave curé du village et le barbier pas si ignare qu'il paraît. Dans l'ouvrage visionnaire de Jules Verne sur le Paris futur, c'est une ruine abandonnée des dieux et des hommes. Et que dire d'Auto-da-fé d'Elias Canetti dont le héros, le professeur Kien, un bibliomane enragé, finit par mettre le feu à son inestimable collection de livre dans un accès de folie ?

A l'époque qui est la nôtre, qui aurait dû être celle de la fin du livre et par conséquent des sanctuaires qui en sont tout à la fois les Paradis, les Purgatoires et les Enfers, Bernard Lacombe a entrepris un voyage imaginaire et teinté de nostalgie dans ces hauts lieux chargés d'ombres, de mystères et de toutes ces pensées essentielles ou caduques, absurdes ou transcendantes, graves ou grossières. Il les recompose comme on reconstitue un rêve : ces lieux se changent en des galeries un peu inquiétantes, souvent étranges, avec cette solennité et ce caractère évanescent que peuvent avoir de très vieux poèmes oubliés.

Ses pérégrinations solitaires au sein de ces bibliothèques célèbres, je les regarde comme une représentation d'ut pictura poesis. En d'autres termes, c'est sa relation intime à la littérature qui est traduite et transposée dans ces architectures qui prennent sous son pinceau l'apparence de temples qui ont un aspect fantastique presque à l'égal des villes d'antiquaire de Monsù Desiderio et ce surcroît d'âme dans le conflit de la lumière et des ténèbres comme chez Rembrandt.

Il nous invite à découvrir des perspectives prégnantes et des vedute étouffantes dans des salles toujours désertes et pourtant archicombles de ces voix qui se répondent et s'interpellent, grondent et chuchotent, s'affrontent parfois avec violence comme dans le burlesque récit de  Jonathan Swift. Ce silence immense et écrasant , ces teintes éteintes, ces harmonies trop sourdes révèlent, dans le jeu de leurs paradoxes, la vie intense, la vie ardente qui y règne. Cet amour, cette passion, cette quête si mélancolique, cette volonté de préserver ces images d'une beauté qui s'estompe inexorablement, le peintre nous les fait partager pour que nous comprenions que les bibliothèques ne sont pas que des sanctuaires de la mémoire du monde. Ce sont aussi – et plus que jamais- des espaces où le sacré et le profane ne font plus qu'un, où le sublime et l'immanent s'échangent et parfois se fondent.

Les jeux du regard sont ceux du désir – du désir de posséder le monde par les mots et celui de posséder les mots du désir de désirer.

Paris, avril 2002

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