Claude Simon - Nature du paysage, nature humaine, nature de l'art


Il se destinait à la peinture, il s'est voué à la littérature

" Si Claude Simon, élève avant la guerre de l'académie de peinture André Lhote, devint un jour écrivain et prix Nobel de littérature tout en poursuivant son travail photographique, c'est que les cataclysmes de la guerre d'Espagne et de la Seconde Guerre mondiale firent monter en lui des «dispositifs plus élaborés, une vision périscopique des événements de la mémoire, un besoin d'ensembles à plus grande échelle», explique Denis Roche, dans sa préface à Claude Simon, photographies. Dès lors, Claude Simon devient, à l'image du peintre, un romancier bâtisseur d'espace, plus proche de Cézanne ou de Braque que des impressionnistes. De la même façon, ses textes «issus de l'école du gros œil», comme les qualifièrent certains critiques, tranchèrent le temps romanesque avec le geste du photographe: «Le roman est une tentative de description de tout ce qui peut se passer en un instant, en fait de souvenirs, d'images et d'associations dans un esprit», précisait-il à l'occasion de la parution de La route des Flandres. "

extrait de l'article de par Catherine Argand, Marie Gobin, Lire, mai 1999

 

Dans Le Jardin des Plantes, le peintre italien Gastone Novelli devient un personnage réel :

"Arrêté par les Allemands, Gastone N… fut envoyé au camp d'extermination de Dachau et torturé Il dit qu'après non seulement il ne pouvait plus supporter la vue d'un Allemand ou d'un uniforme mais même celle d'un être dit civilisé Il partit donc pour le Brésil où dans le bassin de l'Amazone il entreprit la recherche de diamants (ou d'or ?) Abandonné en pleine forêt vierge par son guide indien il réussit à se concilier une tribu primitive dont il étudia la langue Revenu plus tard en Europe il se remit à peindre "

"Novelli devient la figure exemplaire de l'Européen d'après le désastre, d'après le naufrage de l'humanisme, qui non seulement a souffert ­ de la guerre et du totalitarisme, mais qui a tiré toutes les conséquences de la faillite de l'Occident en vivant concrètement, auprès des Indiens d'Amazonie, le retour à l'élémentaire conçu comme seule issue possible. Après quoi il a pu renouer avec l'art, mais sur des bases nouvelles, intégrant par exemple à ses tableaux des alignements de la voyelle A, qui est tout à la fois un râle de douleur ou de jouissance et le son fondamental, modulé de différentes manières, de la langue indienne qu'il a étudiée. Avec « son beau visage, un peu carré, solide, de condottiere lombard  », Novelli est bien le contraire du Commandante du Sacre du printemps (que Claude Simon fait ressurgir dans Le Jardin des Plantes , mais pour en accentuer le caractère trouble), ce vrai « condottiere » qui était, lui, du côté de la violence pure et non de l'art. L'art serait-il donc la valeur refuge de ceux qui ont vu s'écrouler les illusions humanistes ? C'est bien en effet ce que suggère le personnage de Novelli. "

extrait de Récit et éthique Jean-Yves Laurichesse

 

"Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s'appelait-il philosophe qui a dit que l'homme ne connaissait que deux moyens de s'approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu'il choisissait en général tout d'abord le premier parce qu'il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second c'est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu'au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l'Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis-voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n'étaient jamais l'un comme l'autre que l'expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l'ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n'étaient en réalité qu'une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme des gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en choeur faisait partie au même titre que le maniement d'armes ou les exercices de tir du programme d'instruction des troupes parce que rien n'est pire que le silence quand, et Georges alors en colère disant : "Mais bien sûr !", et son père regardant toujours sans le voir le boqueteau de trembles palpitant faiblement dans le crépuscules, l'écharpe de brume en train de s'amasser lentement dans le fond de la vallée, noyant les peupliers, les collines s'enténébrant, et disant : "Qu'est-ce que tu as ?" "

Claude Simon La route des Flandes

 

« tout était silencieux les troncs verticaux des grands arbres hachaient l'espace vert dans l'ombre épaisse il y avait encore de la rosée je foulais des petites plantes aux formes découpées comme de minuscules feuilles d'acanthe de minuscules fougères bientôt le cuir de mes chaussures fut tout mouillé détrempé j'entendis chanter un oiseau on aurait dit qu'on pouvait entendre la forêt respirer le bruit d'une goutte de rosée glissant sur une herbe la silencieuse montée de la sève sous l'écorce dans ma poitrine le bruit de mon souffle s'apaisait le soleil était déjà haut je me demandais quelle heure il pouvait être»

Claude Simon La Bataille de Pharsale, p. 115 Sèves

Expressions d'un anti-humanisme revendiqué ?

Pourtant, l'œuvre de Claude Simon n'a rien de nihiliste. Elle reflète indirectement une éthique personnelle dont on peut discerner les contours : quête de la vérité derrière les masques, dénonciation de la violence et de l'injustice, nostalgie d'une primitivité heureuse. Mais surtout, l'art lui-même apparaît comme une valeur refuge, l'acte poétique comme un salut possible après le désastre. C'est ainsi que le roman simonien parvient à concilier une poétique de l'éthique et une éthique de la poétique.

extrait de Récit et éthique Jean-Yves Laurichesse

 

"Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d'habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j'ai été témoin d'une révolution, j'ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières […], j'ai été fait prisonnier, j'ai connu la faim, le travail physique jusqu'à l'épuisement, je me suis évadé, j'ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j'ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d'églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j'ai partagé mon pain avec des truands, enfin j'ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n'ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n'est, comme l'a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien » ­ sauf qu'il est"

Claude Simon

 

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