Yamou

« Quand la nature a besoin de l'art », août 2001.

Catalogue de l'exposition
« Mutations plastiques marocaines », Marseille.

Le dialogue séculaire de l'art et de la nature. L'homme est discret et pourrait presque passer pour timide, si n'était un sourire engageant et une voix posée qui impose rapidement l'idée d'un artiste fort intérieurement et sûr de ses engagements. Et à l'entendre plus longuement on sent poindre une joie contenue et maîtrisée: celle de celui qui a trouvé une « manière ». Et ce que nous avions pris hâtivement pour de la timidité n'est en fait que l'humilité de celui qui sait ce que doit au travail et à la réflexion la voie empruntée avec grâce et simplicité. En effet, Abderrahim Yamou n'est pas un peintre ordinaire et son œuvre, à nulle autre pareille, s'impose d'abord par sa particularité et avec suffisamment de force pour désavouer par avance toute filiation trop convenue. Partagé entre l'abstraction et la figuration, résolu à ne pas s'engager résolument dans l'une de ces deux voies, il célèbre la nature pour mieux magnifier l'art en tant qu'artefact. Ce faisant il approfondit en le renouvelant le débat séculaire de l'art et de la nature. Les œuvres, de formats variés, évoquent invariablement un thème unique : la flore et ses métamorphoses. Selon des points de vue différents et selon des « fenêtres » plus ou moins audacieuses et des raccourcis abrupts l'artiste nous astreint à voir au plus près de l'humus ou a suivre le développement linéaire et stylisé de végétaux denses et enchevêtrés. D'une composition à l'autre, la mise en scène varie au point de faire osciller l'œuvre d'un naturalisme précis et détaillé à une iconographie fantastique par ses lumières sombres et vaporeuses et qui en devient presque précieuse dans le développement des motifs de l'arrière plan ou dans le traitement de certains détails. Les œuvres naturalistes se distinguent par la netteté de leur rendu. Des plantes aisément discernables exhibent une croissance presque proliférante et étalent leur ramification et leur feuillage sur la plus grande partie de la toile.


Au plus près de l'univers végétal notre regard se perd dans un lacis de formes seulement limité par des fonds ténébreux ou par des blocs monochromes évoquant le faciès d'un terrain vu en coupe. Dès que la lumière en ses matières et ses effets prend le pas sur la représentation de l'élément végétal, l'ambiance de la toile se modifie, devient mystère, au point de rappeler les recherches ultimes de certains paysagistes du xixe siècle. L'œuvre gagne de nouveau en clarté lorsque l'arrière plan développe un motif répété d'arabesques ou de formes spiralées faisant penser à la trace ultime d'une activité vitale, l'empreinte d'une ammonite évidée. La stylisation des formes, extrême et affectée, révèle des emprunts à la calligraphie et se développe dans un esprit proche de celui de l'Art nouveau. À la différence essentielle cependant que l'artiste ne cède nullement à la tentation du décoratif: il ne s'agit pas de « remplir» l'espace d'une forme plaisante mais davantage de l'interroger en le contrariant notamment par des effacements partiels du motif ou par l'envahissement d'une partie de la toile par un aplat monochrome.

La figuration associée à la dé-représentation. L'œuvre d'Abderrahim Yamou condense des influences complexes et contradictoires qu'il devient impératif de préciser. Notons d'abord que le thème décliné par l'artiste — la célébration du monde végétal — n'est pas une concession simpliste et démagogique à l'écologisme ambiant mais d'abord la réflexion d'un peintre sur le réfèrent traditionnel de la peinture: la nature. Une réflexion multiple : par le biais de la nature l'artiste célébrerait métaphoriquement la création. La nature serait un modèle inégalé par la variété de ses productions et inciterait les artistes à faire preuve d'humilité car elle seule pourrait prétendre au titre de créateur suprême. Cette interprétation pour le moins extrême serait avouons-le une forme de capitulation. Il resterait à l'artiste l'alternative d'agir directement sur l'élément végétal, comme l'attestent a d'ailleurs certaines de ses sculptures, ou bien de prendre la nature pour sujet de représentation mais en y introduisant des artifices pour rappeler la grandeur de l'art en tant qu'artefact.

Dès lors quel mode d'expression adopter ? Certainement pas celui qui placerait l'artiste dans une situation de concurrence insoutenable et de tricheries ennuyeuses, pas davantage celui qui ignorerait un modèle incontournable. C'est donc avec justesse d'Abderrahim Yamou a opté pour une figuration libre nullement exclusive de l'autre système — l'abstraction — et qui, à l'occasion, y fait référence. C'est dans cet entre-deux que l'artiste a développé une « manière » personnelle dont l'originalité procède de la combinaison de deux systèmes de pensées et de modes de représentation a priori antagoniques. Ce choix est révélateur de l'itinéraire de l'artiste, partagé entre deux cultures : il essaye d'en tirer parti, sans que l'une d'elle ne prenne définitivement ombrage sur l'autre. Et s'il a emprunté l'image et le principe de la figuration à la culture occidentale il n'a eu de cesse de la plier à des exigences « exotiques ». C'est ainsi qu'il faut comprendre la traduction géométrique et calligraphique des végétaux, la répétition psittacique et incantatoire de certains motifs ou l'envahissement d'une partie de la toile par un aplat monochrome ocre ou noir. Ces trois procédés sont l'expression d'un platonisme radical jamais totalement éradiqué de l'esprit de l'artiste et qui l'incite à brouiller la figuration à laquelle il a consenti, à déreprésenter partiellement ce qu'il s'est ingénié à représenter. Comme si la figuration n'avait réellement de sens qu'au contact d'un an-iconisme qui en exacerberait les caractères en laissant planer le doute d'une grande vulnérabilité. Et si l'artiste ose défier la nature en osant prétendre révéler ses secrets il agira par une démarche naturaliste — soucieuse de connaissance et désireuse d'appréhender l'élément végétal dans ses moindres détails — aussitôt contredite par un élan spirituel qui réduit la représentation à un signe nous invitant à la contemplation de la lumière et de la couleur. Bogota , une huile sur toile de grand format, est emblématique de cette démarche. Quelques fleurs se tiennent à l'extrémité de deux abîmes de couleur : un bloc noir et un arrière-plan terreux.

L'interface se localise à l'endroit même où se situent les fleurs : c'est là qu'émerge cet entre-deux ambigü. Quelques fleurs à peine visibles restent dans l'indécision visuelle : on ne sait si elles s'incarnent ou se dissolvent et on ne sait pas plus qui, de la connaissance ou de l'intuition, accédera à leur vérité. La mise en scène de la composition, grave et ténébreuse, clôt nos interrogations et nous rappelle à l'essentiel dans une lumière de deuil : la nature est magnifiée par l'art.


Ainsi de cette confrontation de la nature et de l'art, les termes du débat ont quelque peu changé. Si la nature reste un modèle fascinant, elle a cependant abandonné toute prétention à donner des règles à l'art. Les échappées abstraites et contemplatives de l'artiste nous en auront convaincu. Elles confirment une impuissance et une évolution relative à la nature : celle de demeurer un référent unique est d'être devenue un simple prétexte, l'occasion d'une introspection. La nature dépend totalement de l'homme, aussi bien pour ce qu'elle endure que pour le regard que l'on porte sur elle. En effet, c'est seulement par la volonté de l'artiste et de son art, par l'artifice et les valeurs qu'il y ajoute, que la nature devient porteuse de beauté. •

Yvon Le Bras

 

photos : Red sol I Huile sur toile, 116 x 81 cm. Oil on canvas, 45 ” x 31 ”. 2005 et M3 Huile sur toile, 55 x 46 cm. Oil on canvas, 21” x 19”. 2005

Bibliographie sélective :

Julie de Goussainville ,
Texte de Alain Gorius, Illustration Yamou
voir l'ouvrage

Mon âme est une chèvre
poème de Werner Lambersy
peinture de Yamou.
voir l'ouvrage

L'Arbre et la glaise,
poème d'A. Gorius
peinture de Yamou. (épuisé)
voir l'ouvrage

Stellaires dans la nuit des rêves,
poème d'Alain Gorius
gravure de Yamou
voir l'ouvrage

Ces quatre livres d'artiste sont parus aux éditions AlManar

 

voir aussi : le site de l'artiste

 

retour