L'assassinat d'un arbre

extrait de "Le monde gris" de Galsan Tschinag

Cela fait longtemps que nous nous sommes mis en route et que nous suivons à distance. Il s'arrête enfin - mais où ? Devant un immense mélèze où pend une nuée de banderoles et de franges ! Nous nous arrêtons aussi, et nos coeurs cessent de battre un instant dans nos poitrines. C'est un arbre sacré pour les chamans !

Arganak a l'air calme, il jette un bref regard à Danisch qui tient la corde, puis lui dit d'un ton sobre : "Monte le plus haut possible et fais un noeud autour du tronc !" Son regard s'attarde à peine sur Makaj et sur notre instituteur qui ont porté ensemble la longue scie en acier étincelante et la tiennent à présent chacun par une poignée. Il leur ordonne : "Camarades, à vous de faire une dernière offrande à ce vieux abruti par l'âge. Plongez l'acier froid et nu dans sa cheville. Allez-y !"

Ni l'un, ni l'autre ne bougent. Makaj s'adresse à lui d'une petite voix grise, avec un regard vacillant et peureux : "Frère Arganak, est-ce bien nécessaire ? Il y a tant d'autres arbres !

Mais il ne parvient pas à attendrir le camarade, au contraire, ses paroles redoublent son ardeur : "Non ! Justement celui-ci ! Il n'y a pas que les hommes qui doivent apprendre que la révolution peut et doit répondre à tout acte contre-révolutionnaire ! S'il existe des contre-révolutionnaires parmi les arbres, les rochers et les sources, en voici un bel exemple. Il a bien mérité son exécution au nom du peuple et de la révolution !"

Makaj n'a plus rien à répliquer, mais il reste toujours aussi irrésolu. Notre instituteur lui-même est comme paralysé, l'air tout pâle et tout petit. Arganak se met en colère, il se précipite sur l'institutrice Deldeng, lui arrache la hache des mains et se dirige tout droit sur le mélèze à la cime nue et bleu clair. A peine arrivé devant lui, il brandit la hache à deux mains et frappe le noeud de tissus, pour la pluspart décolorés et effrangés, qui entourent le genou de l'arbre d'un épais rembourrage. La fine hache au tranchant acéré pénètre dans l'écorce et y reste bien plantée, le noeud de tissus roule et glisse sans bruit jusqu'à terre. Arganak ne se donne même pas la peine de retirer la hache du corps de l'arbre. Il lâche le manche et tend les bras dans le vide, les poings serrés, avec un plaisir non dissimulé. Il grimace et son visage n'est plus aussi noir ni osseux mais brille tout à coup d'une claire lueur tremblotante. Il éclate d'un grand rire : "Maintenant, vous pouvez y aller sans mouiller votre froc, voilà le fil de sa vie tout arraché et délavé !"

Mais personne ne bouge ; ni Danisch, la grosse corde à la main, ni les deux autres comme enchaîné à la scie en acier ; chacun reste figé, le regard perdu.

"Tout le peuple mongol est déterminé à remplir le vide en accomplissant des actions héroïques sur le front du travail ! " s'exclame Arganak en colère, et il entreprend de réduire le noeud de tissus en lambeaux, il le chiffone et le jette à terre, puis le piétine sous les larges semelles tordues et informes de ses bottes en feutre sombre, complètement rapiécées. Il hurle : "Mais vous osez vous rebeller, vous essayez d'inoculer à la jeune génération le venin pourri d'une superstition vieille de plusieurs siècles, vous voulez le tenir à l'écart du renouveau révolutionnaire ! Vous savez ce que ça veut dire - je vous promets de vous expédier là où vous devriez être depuis longtemps, gredins superstitieux, serpents venimeux sortis des sombres recoins de la féodalité, mouches à viande qui grouillés dans la plaie sanglante de l'Etat mongol révolutionnaire en butte à la haine et aux menaces de l'impérialisme mondial !"

L'institutrice Deleng s'avance vers les deux hommes, s'empare de la scie, écarte Makaj et pose l'acier aux dents éclatantes sur le corps de l'arbre. Notre instituteur est obligé de s'y mettre, Danisch lui aussi finit par bouger, il lance le bout de la corde sur une branche et commence à grimper. Bouleversé, je suis incapable de saisir la chronologie des événements, ni de faire vraiment le lien entre eux.

Je perçois d'abord un grincement. Impossible qu'il vienne du vieil arbre. A moins que ce ne soit la voix de son âme quittant le corps qui se meurt ? Si tel est le cas, la séparation a dû être très douloureuse. <puis j'entends un craquement, on dirait qu'une grosse boule lourde rencontre un gros os dur et le traverse en le fracassant. Il y a à la fin une lamentation à plusieurs voix qui dure longtemps avant de se transformer en soupir. Dès le premier contact de la lame avec l'écorce épaisse, le mélèze tressaille, tout comme un yak quand la pointe du couteau effleure la peau de son cou avant d'y pénétrer. Le tressaillement croît, comme croît toute chose, il devient résistance, comme le coup devient blessure et la flamme devient feu. Le mélèze se met à chanceler et à flancher, il gratte le ciel avec les innombrables griffes dont le bout et la pointe de ses branches ont soudain pris la forme. Puis il sombre et ne se relève pas.

Il y a une discordance entre ce que je perçois et ce dont j'ai conscience. Car perception et conscience sont deux choses distinctes - les oreilles et les yeux ne sont-ils pas séparés sur la tête ? Ainsi-y-a-t-il sans doute des réflexions qui me traversent l'esprit sans simultanéité avec les événements. Ils assassinent l'arbre, or qui assassine un arbre, un frère, est capable d'assassiner père et mère ! Cette pensée me harcèle.

Mais voilà que l'assassinat bat son plein. Cette fois j'en suis. C'est comme lorsqu'on abat les bêtes en hiver. Un tas ici, un autre là, un meurtre ici, un autre là. Les arbres sont encore plus désarmés que les moutons, muets sous le coup du couteau, qui ne poussent qu'un gémissement en rendant l'âme, tout à la fin. Je ne sais même pas s'ils ont un sursaut quand la scie pénètre leur corps. Le sang de l'arbre est clair et vif. Il ressemble plus à de la cervelle ou de la moelle qu'à du sang. Mais un arbre, un mélèze qui tombe et meurt émet un son terrible qui réveille le troupeau des arbres proches, ainsi que les montagnes et les steppes lointaines, et y sème l'effroi ; tous sursautent, gémissent et crient, comme les yacks hurlent, queue dressée et tête baissée, quand ils flairent l'odeur du sang et des entrailles de l'un des leurs.

On s'habitue vite à tuer, car tuer n'est pas difficile, me semble-t-il. Le désarroi qui a d'abord saisi tout le monde à la vue du mélèze blanchi par les ans et consacré par les chamans se noie dans l'écho des plaintes qui s'échappent des êtres et des corps proches ou lointains. il y a longtemps que l'effroi que l'on ressent soi-même en entendant geindre l'arbre suivant qui se meurt à cessé de vous paralyser et de vous bouleverser.

extrait de "Le monde gris" de Galsan Tschinag eds Métaillé coll. suite p. 137,138, 139

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