
Pierre Givodan
Blues & Peinture
La musique est bonne à la peinture
Martin Scorcese " The Blues", en sept films ( 2003 ), l'art contemporain ou la part du blues dans la peinture.
Cela ne va pas de soi d’affirmer que la musique, art du temps, puisse nourrir la peinture, art de l’espace. Et pourtant il est courant d'entendre dire de la part des artistes, qu'ils s'enrichissent les uns des autres. La question qui est posée est donc celle des modalités et des causes de ces influences.
En ce qui concerne la façon dont s'exerce cette fascination mutuelle, celle-ci varie selon les contextes.
Il existe divers styles musicaux et de nombreux courants dans les arts plastiques. On ne croise que ceux qui nous ressemblent, dirait un sociologue. Et c'est sans doute vrai. Pour nous par exemple, parfois initiés très jeunes à la musique classique, on peut conserver une prédilection pour le jazz, le blues, et la musique venue de la tradition noire américaine.
Faisons l'hypothèse que l'artiste essaie de traduire un monde par les sons ou les figures dans l'espace. Si ce monde est commun alors les oeuvres auront un air de famille. C'est sans doute pourquoi Albéniz et, disons Picasso, expriment quelque chose de l'Espagne à tout Espagnol de coeur, ou d'âme. Ainsi avec des moyens distincts on peut toucher au même but. Par la vue ou l'ouïe on arrive à faire apparaître quelque chose de l'essence d'un univers, sa conscience.
L'esprit recherche toujours de nouvelles nourritures et va puiser dans un trésor de sensibilités, d'images particulières. Il est pensable de dire que la culture noire africaine issue de la diaspora est ainsi une des parts maudites de l'Occident, un de ses points aveugles. Et le témoignage d'une mémoire enfouie derrière les siècles illustre les pouvoirs de l'idée, sa force et son aura. Or le paradoxe dans cette affaire consiste dans le fait que, creusant ce filon d'or on rencontre d'autres européens qui non contents de se satisfaire de leur histoire vont s'exiler, s'imprégner de ce mouvement vers les "roots", les racines d'un long voyage entrepris par d'autres.
Constatant que les mouvements contestataires anglo-saxons ont été les premiers à hisser le blues à la reconnaissance mondiale, les Muddy Waters, Howlin' Wolf, BBKing... à une écoute nouvelle, on est bien obligé de se demander quelle est la force de cette pulsation noire, de cette expérience spécifique du monde.
Un poète francophone nous aidera ici à saisir l'enjeu de l'histoire. Senghor écrit dans ses "Ethiopiques" (Epître à la Princesse) :
"Grâces pour ton épître son dire et sa substance
Et cet hiver que tu me rends présent...
M'en nommant le signe et le sens"
L'analogie entre la situation, au sens sartrien, d'un Senghor et celle d'un bluesman de Memphis dans les années quarante apparaît clairement maintenant. L'exil intérieur que l'écriture poétique de l'artiste sénégalais rend lisible est aussi audible à un amateur d'un blues de Robert Johnson ( Cross road blues ) ou de Skip James ( Devil got my woman ) entre autres. Les oeuvres de l'écrit littéraire et celles de la musique traditionnelle se rencontrent et c'est pourquoi les arts plastiques ont, de droit, leur place dans ce concert de l'histoire.
De nombreux peintres ont en effet été influencés par le rythme contenu dans l'esprit de la "musique du diable" et de ses disciples. Songeons aux travaux de Mondrian, à ses "Boogie Woogie" citadins (1942-1944), ou encore aux improvisations jazzies d'un Daniel Humair aujourd'hui, en pays francophone. Tout comme le sens du "Beat" traversant le saxophone du "Bird" Charlie Parker et de son Bebop, émettra ses rayons dans la prose des écrivains de la génération perdue, ou l'auteur de "On the road", Jack Kérouac lui-même.
La question est ainsi posée de la nature , de l'origine et du sens de cette pulsation sourde, qui nie le temps des horloges et fuit le monde superficiel de ceux qu'Héraclite aurait certainement nommé ironiquement les "dormants". Dans "Congo" Senghor écrit : " Mon amante dont l'huile fait docile mes mains", et par là nous donne la clé de l'inspiration blues ou de celle de l'improvisation des "Beats". L'amour charnel et mystique, hanté par le "sang qui bat son tam-tam dans tes tempes rythmiques lancinantes", se confond avec Eros le dieu de la beauté que Platon honorait dans son Banquet. Fils de Pôros et de Penia, de richesse et de pauvreté il va, tel un vagabond de corps en corps, d'âme en âme et d'oeuvre en oeuvre quêter la délivrance et l'extase qui le sauvera du cycle du Temps.
Mais il y a plus, ce mouvement en effet est celui d'un force, "coeur nocturne" selon le mot de l'auteur "d'Ethiopiques" qui puise dans l'émotion, le chant physique et mental, la voix qui afflue. Or il s'agit bien du même message que celui que déclinent Mick Jagger et Keith Richard, admirateurs de longue date de Muddy Waters et de son " Rollin' Stones ". L'alliance des opposés s'est faite dans les marges. Bob Dylan ne dit pas autre chose ou même Jim Morrison...Mais pourquoi ?
Eh bien ! C'est ici qu'entre en scène derrière la danse et le pouvoir créateur du rythme, illustré tout aussi bien par un Pollock avec ses "dripping" ( 1947 ), la parole prophétique, théologique, philosophique et morale que note au passage Wim Wenders dans son magnifique hommage au blues " The Soul of a man ". Le cinéaste souligne l'absence de ligne de partage entre le Gospel ( hymne religieux ) et le blues (ode désespérée), l'élision des barrières entre, disons, l'enthousiasme messianique et la mélopée utopique dont Lou Reed se fait l'écho à la fin du film ci-dessus nommé.
L'inspiration lyrique qui submerge tout, vise l'Universel contenu en chacun. Cette valeur, appelons la "Principe espérance" à la manière de Ernst Bloch , ou "l'Absente de tout bouquet", comme Mallarmé. C'est la rosée du matin qui réunit les séparés, le principe qui régit le poème, la parole qui dépasse les conflits les plus explosifs.
Au cours de notre périple d'amateur d'images nous avons donc croisé une même préoccupation en Occident, jusqu'aux confins du "Deep South"(*). Une même fièvre tend les corps, un même étonnement succède à la danse. Une pareille ferveur jaillit de la vie d'avant et d'après la conscience. L'occasion est donc belle de rappeler quelques évidences ici concernant le rôle que la peinture peut exercer aussi.
Certains l'ont intuitionné parmi les musiciens eux-mêmes, et l'on songe à la fascination que Miles Davis avait pour cet art qu'il pratiquait d'ailleurs parallèlement à celui de la trompette. On pense aussi à Ron Wood, guitariste des "Stones" et peintre affiché depuis. Mais la liste serait longue des étudiants des écoles d'art anglaises ( John Mayall ou Jeff Beck, parmi les plus célèbres ) venus à l'inverse, à la musique afro-américaine par les arts graphiques. Va et vient permanent qui vérifie notre hypothèse de départ, nourrie des observations contenues aussi dans "Red,White,Blues", le film de Mike Figgis ( 2003 ).
Il y a des évidences qui s'imposent d'elles mêmes. En recherchant les racines dans les grandes profondeurs de la conscience noire les bluesmen ont montré la voie. Le lyrisme contenu dans l'Expressionnisme abstrait de l'Ecole américaine cotoie aussi bien les improvisations jazz de la scène new yorkaise des années cinquante... L'homme est un être incomplet diraient certains. La nostalgie, la mélancolie le tenaillent. Dans la nuit, tous les visages s'estompent, le chez soi semble bien loin. Et l'on en n'a jamais fini avec la recherche de sa moitié perdue.
On conclura donc cette petite méditation autour du rapport entre peinture et musique noire, à partir du spectacle de la série "La route du blues", avec quelques rappels historiques. Le premier concerne Kandinsky, lequel a bien perçu l'analogie entre une fugue, l'harmonie des couleurs et une composition abstraite. Le second nous ramène à l'auguste Paul Klee, musicien et peintre, pour lequel la poésie des couleurs et des formes ne se sépare sans doute jamais d'un style musical donné. Mais ce serait là l'objet d'un sujet de réflexion plus large.
S'il existe enfin quelque chose comme un ordre global de connaissance artistique, celui-ci s'arme de divers outils. Mais les objectifs sont toujours les mêmes, à savoir toucher le plus large public, et donner accès aux valeurs universelles ; celles que l'on trouve difficilement en comprenant le sens de notre voyage terrestre d'un continent à l'autre. Loin des standards admis la remontée aux sources d'une passion commune sert aussi bien le peintre que le cinéaste ou le musicien venu du "British blues".
(*) ce Sud qui conduit le réalisateur américain des Etats-Unis au Mali dans "Du Mali au Mississippi", M. Scorcese.
-2-
Peindre en blues
Partir d’une analyse de soi par les pouvoirs de la peinture pour aller vers une découverte de l'instrument d'expression que représente le médium et construire un monde qui repose sur une sensibilité commune ... Une visée de quelque chose d'autre , comme un lieu de paix où les âmes puissent connaître le bonheur, enfin !
C'est ensuite l'Afrique qui bat. La couleur fantôme qu'est le rouge. Le jaune du fruit offert par celui qui officie contre la mort, le jaune citron. Bleu du tissu nocturne , couvert d'étoiles , de perles et de coquillages qui annonce la danse, la transe, les rires, les chants , les instruments. L'entrée en scène pour faire reculer le néant. La vie est du côté de la couleur, la mort est gris cendre. Toujours les rites, les mythes, sont évoqués aux hommes pour leur rappeler de faire fuir le mal hors de la sphère des vivants.
Telle est la mission du poète qui soigne les maladies invisibles.déclarées loin des signes, des symboles, des gestes d'offrande au rythme essentiel parcourant la terre : la Force vitale.
Aller vers une prière à l'amour.
Parler de feeling, d'émotion, vouloir frotter son pinceau sur la toile comme on plie des cordes toute sa vie sur une guitare. Avoir une mission.
C'est aussi cela peindre en blues, comme une religion, un désir de fusion, une volonté de rompre définitivement , ne serait-ce qu'une minute, avec la douleur du manque. S'élever sur "le toît du monde" une seconde, pour l'éternité. S'efforcer d'être digne d'être aimé et d'aimer.
La musique du tableau résonne dans les tons sourds, les lignes, les courbes, son rythme est celui du coeur.
Toucher ce sentiment de reconnaissance, de renaissance. Naître à la joie et participer à la compréhension du Tout. Hier, aujourd'hui, demain, la vie des hommes se répètera. La peinture doit en témoigner.
Le tableau est un miroir.
Certains parlent de "vide ontologique", d'autres de "Nostalgie de l'être". Mais encore persiste l'idée de faille, et celle de passage à franchir. Comme si on ne s'habituait jamais à être dans le temps et à s'y mouvoir comme chez soi. Le fini ou la limite, la barrière qui montre le terme, la mort, le néant. L'infini ou le règne du possible, l'absolu incompréhensible, vaste comme l'air et non représentable comme la lumière.
Entre les deux nous nous débattons comme nous le pouvons avec nos armes bien fragiles : le plus souvent l'orgueil, la lâcheté, la bêtise ou la ruse. Parfois heureusement l'art, toujours, et les outils de la technique.
Regarder un tableau.
Que chercher à voir, à deviner et à s'obstiner à trouver en le contemplant.?
Faisons donc l'hypothèse que tout tableau étant de l'ordre de l'autoportrait, ce que l'on observe est bien un reflet, une image de notre désir perdu. Une machine à renvoyer le rêve propre, contenant en cela une portée universelle.
La toile dit à chacun de poursuivre son besoin de tout autre chose, sa quête de liberté mystérieuse.
Ainsi en choisissant les images qui nous conviennent nous voulons retrouver l'objet caché. Le tableau est définitivement là pour rappeler aux hommes que nous ne coïncidons jamais parfaitement avec notre individualité. Nous sommes prisonniers en nous-mêmes de nos volontés impossibles.
L'oeuvre océan, fenêtre sur le large, ouverture au ciel , représentation de toutes les formes de l'amour de la vie belle ou sublime est ainsi comme une musique enthousiaste ou un grand récit salvateur, la mémoire de l'espoir de ce qui reste à venir pour l'humain. Un parcours du fini à l'infini.
Pierre Givodan
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