Ne sauvera-t-on rien de cet inextinguible et détestable lamento ? Si. Car Morand est une crapule très douée, que « le bonheur désoblige » mais que la grammaire avantage. Comme tous ceux qui détestent les bons sentiments et, en littérature, se méfient des idées (« elles font vieillir les livres comme les passions font vieillir les corps »), il a décidément l'art de la formule, du raccourci, de l'image-flash, du rythme - « c'est lui le premier, assurait Céline, qui a écrit en jazz, un authentique écrivain, la très rare espèce ». Il dresse ici d'inoubliables portraits de Sarah Bernhardt, Charlie Chaplin et Valery Larbaud. Il parle de Venise mieux que quiconque. Il poursuit son passé avec un vibrato unique, ne se lasse pas d'assister chaque année, depuis un quart de siècle, aux représentations du cirque Knie et pleure des larmes d'enfant sur « la beauté de marbre blanc des lipizzans de l'école espagnole de Vienne ». Il saisit son époque, à laquelle il ne comprend rien, dans une prose sans graisse, osseuse, coupante. Il peut être très drôle quand il stigmatise les hippies des années 70 : « Croisé sur le trottoir, en quelques minutes, deux Christ, un Alfred de Musset, trois Suisses de Marignan et un Vélasquez. » S'il ne supporte pas Le Clézio, le jeune talent de Modiano ne lui échappe pas. Il raille Mauriac, « embaumé dans sa bile comme un pharaon dans le bitume » et tient Chaban-Delmas pour «le Nixon de Bordeaux». Et puis, ce journal l'atteste, il est peut-être l'un des plus fins lecteurs de Saint-Simon, dont il dit très bien qu'il « raconte sous Louis XV, en style Louis XIII, ce qui se passait sous Louis XIV » et dont il donne, au fil des mois, les meilleurs morceaux choisis.
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