J.L.Borges et l'infini de la bibliothèque Pierre Givodan
   
 

- Pourquoi craindre de trouver la bibliothèque ancienne ?
Telle était la question que se posait J.L.B. ce jour là. Fasciné par cette demeure située à l'écart entre la gare et la place déserte : la trace de ses pas valait bien son déplacement. O pied d'aveugle parti sans savoir ! Borges s'échappait vers son enfance dans les faubourgs autour des quartiers enfuis de sa mémoire. Voyage dans la petite histoire comme la répétition d'un parcours plus large, d'un départ achevant le cercle du monde. Tout autour de lui s'était immobilisé sur le chemin de son itinéraire. Tenant sa canne avec précaution il s'imaginait marcher toujours et disparaître enfin après avoir rencontré la bibliothèque perdue.
- Destin des livres ! se répétait-il.

Explorateur des feuillets portant sur des lieux désormais mythiques comme le Portugal ou la Suisse, enquêteur sur des auteurs improbables, philosophes et poètes. la figure de l'Argentin rencontrait son destin.
- Qui sait ce que disent les livres ? Voilà pourquoi Borges avait entrepris cette recherche. Ses fictions s'éprouvaient maintenant expérimentalement. Son délire contrôlé volait vers le pays du lointain, l'Occident extrême. Son père, sa mère, les voyages en Europe. L'esprit illuminé il approchait aussi du rideau jusque là tiré des amis oubliés.
- Qui interrogera l'oeuvre et la vie du poète ?

Seul dans la ville de son rêve J.L.B. Marchait sans bruit avec en tête une Venus peinte sur un tableau ancien. Une image de la terre inconnue peut-être. Lui, l'Egyptien des lettres, dernier Sphinx du
royaume des esprits, chassé du paradis de la bibliothèque certainement. Un carillon résonna non loin de là. Une voix, un filet de lumière. Des bruits furtifs. Borges sur le départ s'arrachait aux souvenirs et aux
combats intérieurs. La bibliothèque commençait ici. Nulle part mieux que là.

En transit, attentif au sable du temps avec une image qui le hantait. Celle du fond d'un couloir qui menait tout droit comme chez Jean-Paul Sartre à l'odeur des livres des années lumineuses. Dans
« Les Mots » le Français avait traduit l'influence d'un grand-père et des lectures primordiales. Comme à moitié désagrégée la mémoire de l'Argentin s'éloignait elle aussi vers la grotte d'un rêve familial :
un père affecté du désir d'écrire, la force vive de dépasser le problème du jour, le travail, le terminal du quotidien. L'ailleurs commençait toujours là et fugitivement l'enfant volubile embarquait
dans le navire aux étoiles.

Un avion passa, une image de hublot dans la masse noire de la nuit. Il chercha une seconde le pays où il avait éprouvé le désert, un matin. L'Egypte encore ! Il se souvint d'un récit qu'il avait conçu avec comme héros un astrologue africain, navigateur aussi et collectionneur de cartes marines. Un musulman qui conversait avec Dieu. « L'univers est un livre aux pages infinies », avait-il fait dire à celui-ci.
Le livre du monde. Borges entra dans la maison. Il en avait conservé la clé. Comme le tableau d'un pays aux personnages miroitants. Indispensable passeport pour l'altérité. Parti à la recherche du récit d'un pélerinage sans fin, J.L.B., nomade, se prenait pour un autre. Il emporterait son secret avec lui. Il n'était jamais là où on le cherchait. Enigmatique.

L'essentiel restait à comprendre. Une vie solitaire. Des aspirations à l'aventure. La bibliothèque comme résistance, jamais banale. Des essais, des poèmes, des années d'écriture, une inflation de papier
face au néant. Parler d'expériences sublimées, le corps absent. Borges, Voyant, touchait à son existence par la magie du texte. Comme une preuve métaphysique.
- Voilà donc pourtant en raccourci le commencement de la richesse, se dit-il. Aller à Istanbul sans bouger une jambe. Tendre la main et faire ses valises. Voyager pour quelques ami(e)s. La vie comme un fragment de bibliothèque. Un pays de silence qui n'a rien de sédentaire. La littéraure comme une caravane de chameaux au pied d'un plateau au bord immaculé de lumière surplombant la perspective de l'avenir.

Puis les images se superposèrent, l'Europe chamboulée, l'Amérique. La Suisse encore et l'Afrique. Borges avait la surprise de retrouver là un livre sur le temps écrit par Bergson, une route pour le possible. Les Méandres du Lion par Hector Diamant, Les Enigmes du Tarot et une Vie des Tigres par le fameux Hayas. Il naviguait entre les arbres de la poésie symboliste du 19 ème et les rochers du surréalisme, franchit avec audace les annales de la Société de Géographie. Il vit passer son oeuvre en désordre dans un silence lunaire.

Puis il se souvint enfin de la raison de sa venue et de son retour ici. Il avait eu ce cauchemar une nuit de la semaine précédente, l'image poétique d'un incendie et le tas devenu informe des livres
transformés en morceaux de charbons.Alors Borges se demanda une ultime fois si la piste du livre menant à la bibliothèque voyait vraiment triompher la lettre, à l'infini ...Le « z » annonçant tout de même le zéro. Dans la ville qui avait surmonté bien des autodafés, devenue comme inconnue soudain, Borges avançait de nouveau à petit pas. Engagé malgré lui dans un dédale de souvenirs, il se vit en chercheur
périphérique d'un ciel quasi illisible, celui de la biblitohèque à l'écriteau qu'il ne pourrait parvenir à lire : « à vendre ».

FIN

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