
Qu’est-ce qui fait l’art d’un objet ?
Alors que les propriétés d’un objet en sont si constitutives qu’elles en sont inséparables, la dignité esthétique d’un objet n’est cependant qu’intermittente. Elle dépend donc bien plus de l’expérience du sujet que des caractères de l’objet. Souvent nous ne sentons plus l’art qu’on y admirait naguère, de m^me qu’il nous arrive d’y reconnaître un art que durant des siècles on y avait jamais perçu. Combien de tableaux naguère admirés et vendus à prix d’or n’encombrent désormais les caves des musées et ne nous paraissent plus qu’autant de témoignages historiques ! A l’inverse, la lumière frisante, les puissants contrastes, et les agrandissements de la photographie nous font désormais admirer comme des sculptures les motifs d’anciens lits clos bretons, des masques de combat japonais, ou les ailes immobiles d’anciennes charrues.
Pour qu’un objet naguère usuel devînt objet d’art, il a donc d’abord fallu qu’il perdit l’usage qui l’apparentait au monde. Naguère on le percevait comme un des objets du monde ; désormais on imagine à partir de ce qu’on y perçoit un tout autre monde que celui où nous sommes accoutumés d’agir. Il ne suffit pas toutefois qu’un objet soit devenu inutile pour qu’il nous paraisse devenu esthétique. Encore faut-il qu’il nous émeuve, et cela ne se peut pas sans évoquer des situations, des tensions et des détentes, des rythmes et des sentiments que nous faisons nôtres en les imaginant. Quoiqu’il n’y ait pas de critères objectifs de l’art, on peut donc toutefois en caractériser des conditions subjectives. A quelque objet qu’on ait à faire, il suffit donc de se demander s’il remplit ces conditions pour savoir s’il peut s’agir d’œuvre d’art.
La première est en effet qu’il s’agisse d’une œuvre, et non d’un simple objet auquel les tumultueuses et hasardeuses tribulations de la nature auraient donné une configuration suggestive. Kant avait très nettement caractérisé une telle condition : nous devons être assurés, disait-il, d’avoir à faire à une œuvre de liberté et non à un simple produit de la nature. Qu’une liberté ait dû s’y employer, cela signifie non seulement qu’un tel objet n’aurait pas pu exister sans quelque intention expressive préalable, mais encore qu’il a requis par sa perfection technique une attention vigilante, un discernement avisé dans le choix et l’emploi des moyens, une maîtrise experte dans leur exploitation, etc. Pour attester tout cela, il n’y a qu’un mot la virtuosité.
Mais la virtuosité ne prouve qu’une seule chose : c’est que seule une liberté a pu maîtriser les obstacles de tant de contraintes et conjuguer les effets de leur nécessité. Quoiqu’elle puisse suffire à nous faire admirer le talent, elle ne peut toutefois suffire à nous intéresser à son œuvre. Il faut donc une deuxième condition : que l’œuvre ainsi produite soit assez différente de tous les objets ordinairement perçus, quelque ressemblance qu’elle puisse avoir cependant avec eux. Comme avant tous les autres l’avaient en effet caractérisé Quatremère de Quincey, une imitation ne peut intéresser sans ressembler à son modèle, mais intéresse d’autant plus qu’elle lui ressemble d’autant moins. Sans doute est-ce donc l’originalité qui fait l’art, mais c’est l’écart qui fait l’originalité. De même rappelait Roger Caillois, c’est la force des images qui fait la poésie ; mais une image est d’autant plus forte qu’elle ose plus de distance et d’écart sans cesser d’être juste.
Si l’écart ouvre une distance entre l’œuvre et le monde où nous vivons, la troisième condition de l’expérience esthétique est de maintenir infranchissable cette distance même. Si semblable en effet que puisse être la plus banale des natures mortes à son modèle à nos yeux, il y a toutefois entre eux cette irréductible différence que nous ne pourrons jamais tâter les prunes peintes par Chardin ni prendre sur elles un autre point de vue, alors que nous pouvons toujours prendre celles qui sont sur notre table, les examiner, les retourner, et les percevoir d’autant de diverses façons que nous pouvons prendre sur elles de divers points de vue. Quoique le salon des Natanson nous soit ouvert par Vuillard, jamais nous ne pourrons y bavarder avec Missia, et quoique Manet nous ait placé si près du bar des Folies Bergères, nous savons n’en pouvoir jamais approcher davantage. Si on a longtemps cru que l’art imitait, c’est parce que son statut est assez semblable à celui d’une image : quoiqu’il exprime ou représente, sa présence nous en exclut par le mouvement même dont elle nous le promet. C’est ce qui en fait l’ambiguïté. Comme n’importe qu’elle image, l’œuvre d’art est présente : on la perçoit. Mais, de même qu’une image, elle nous fait pressentir une réalité qu’elle évoque, et qu’elle nous fait imaginer. Tout ce qu’on perçoit d’une œuvre d’art est donc comme un texte dont le moindre détail est expressif, mais dont ce qu’il exprime ne peut être qu’imaginé. Aussi ne pouvons-nous éprouver qu’inaccessible ce que l’œuvre nous désigne et dont elle nous émeut. On a souvent comparé le tableau à une fenêtre. Cette comparaison n’a pas d’autre pertinence que de nous rappeler le statut ambigu du tableau : comme n’importe quel autre objet, il fait partie de ce monde, je puis agir sur lui et prendre sur lui des vues différentes ; mais l’art qui est en lui me fait découvrir un monde dans cet objet, et ce monde écarté, lointain, soustrait à toute intrusion et à toute action possibles, est aussi immuable qu’inaccessible.
Car le propre de l’art est de nous faire imaginer un monde dans un objet, au lieu que nous percevons tous les autres objets dans le monde. C’est la quatrième condition. S’ensuivent deux conséquences. La première déjà pressentie, est qu’en l’insérant dans le monde où nous agissons, l’usage que nous avons d’un objet nous dissimule toujours l’art que la distance pourrait nous nous y découvrir. La seconde suffit à expliquer pourquoi tant d’auteurs ont pu attribuer à l’art une intensité dont semble paradoxalement manquer les choses que nous manipulons et que nous percevons. Nécessairement perçus dans l’espace et dans le temps, tous les objets du monde en sont rendus relatifs à l’infinie diversité des sites à partir desquels nous pouvons les observer, et des moments auxquels ils peuvent nous apparaître. C’est ce qui nous fait si ordinairement distinguer l’apparence de la réalité. Aussi en sont-ils grevés de quelque originaire précarité. A l’inverse, le propre des mondes que l’art nous fait imaginer est d’être immuablement clos dans la plénitude de leur singularité. Parce qu’il n’y a pas d’autre apparence possible, l’art n’est pas une apparence de la réalité mais son apparition. Ni le jour ne finira de tomber dans les soirs du Lorrain, ni les femmes de Botticelli ne vieilliront, ni les fleurs de Manet ne faneront jamais. Si absolu est même le monde qu’une œuvre d’art exprime que l’essence en est soustraite aux aléas de l’existence. Comme tous les autres objets du monde en effet, une œuvre d’art peut être mutilée ou dégradée, mais aucun de ces accidents n’affectent le monde qu’elle exprime. On peut bien lacérer, par exemple, n’importe quel portrait de Zurbaran ou de Philippe de Champaigne, mais ni la totalité, ni la musicalité, ni le silence recueilli de ces peintures n’en sont cependant altérés. Quoique la corde d’un violon claque et se rompe durant l’exécution d’un quatuor, notre perception exclut ce bruit qu’elle entend de la musique qu’elle écoute, maintenant inchangées l’audition de la phrase et la compréhension du mouvement. Un exemple rendra en outre manifeste l’irréductibilité de ce qu’une œuvre exprime (son monde) à la matérialité de l’œuvre. C’est celui de l’interprétation musicale. Bien qu’une œuvre n’existe pas tant qu’elle n’est pas jouée, il ne suffit pas cependant qu’elle soit jouée pour que nous la sentions exister. La preuve en est que ne reconnaît pas l’œuvre en certaines de ses interprétations quoiqu’on ne puisse la connaître sans elles. Tout se passe donc comme s’il y avait un monde de l’œuvre qu’elle a pour fonction de révéler en l’exprimant, et comme si ce monde consistait en quelque manière spécifique de sentir, d’attendre, d’espérer et de désespérer, c’est à dire en une scansion, un rythme, une temporalité que l’œuvre aurait pour mission de nous transmettre en nous les faisant éprouver.
Or en quoi consiste cette expérience esthétique qui, à la simple lecture d’un poème, à la vue d’un tableau, ou à l’audition d’une pièce musicale, nous émeut comme s’ils faisaient naître en nous des sentiments auxquels nul objet, nulle situation ne correspondent cependant dans le monde ? Rousseau avait bien caractérisé dans sa lettre à d’Alembert la mauvaise foi de sentiments si réels que l’art fait naître pour des objets dont nous savons qu’ils ne le sont pas. Aussi n’est-ce pas la perception de l’œuvre qui nous émeut, mais l’imagination du monde qu’elle évoque ; et c’est en nous affectant nous mêmes de cette imagination que nous suscitions en nous cette feinte passion qui caractérise l’expérience esthétique. Mais cette imagination ne nous représente rien. Comme le fait en est rendu patent par la musique dont nous éprouvons si intensément le sens quoiqu’elle ne représente ni ne signifie rien, il s’agit donc d’une imagination sans image, qui consiste à mimer intérieurement les sentiments que l’œuvre semble exprimer. Il s’agit donc d’un jeu. Aussi dit-on fort justement d’un acteur qu’il joue son personnage, ou d’un pianiste qu’il joue une sonate, car le jeu est ce libre envoûtement de l’imaginaire par lequel nous décidons de suspendre la réalité du monde où nous vivons et d’éprouver comme réels des sentiments et des situations que de simples signes évoquent. Car on ne peut jouer sans se prendre au jeu, ni se prendre au jeu sans feindre que ce ne soit pas un jeu.
L’art est l’invitation qui nous est faite de vivre intensément par l’imagination une infinité d’autres vies en d’autres mondes possibles, inventoriant découvrant, visitant, mimant ainsi toutes ces existences dont nous avons été privés par le choix toujours malheureux que nous avons fait de la nôtre. Aussi l’expérience esthétique est-elle presque toujours accompagnée de trois types d’émotion : l’ivresse des appareillages et le pressentiment du possible, la perte des vies que nous n’avons pas eues et la mélancolie de l’inaccompli, enfin le vertige de sentir qu’à peine rien sépare le réel de l’irréel comme ce qui est de ce qui aurait pu être. En nous invitant à refaire notre vie, l’art est une exploration fantasmatique de notre liberté.
Sans doute y a-t-il une cinquième condition pour que nous reconnaissions la qualité artistique de quelque œuvre que ce soit. C’est qu’elle nous émeuve moins par ce qu’elle évoque ou par ce qu’elle exprime, que par les moyens mêmes dont elle le fait, c’est à dire par son style. Car non seulement une œuvre doit exprimer, mais ce qu’il y a de plus expressif en elle est son expressivité, c’est à dire le monde humain, cette attitude originaire qu’a un homme de se poser face à l’existence, et que révèle sa manière d’ordonner entre eux les signes, de rythmer sa respiration, de scander la temporalité. C’est pourquoi qu’il s’agisse aussi bien de sculpture ou de peinture que de poésie ou de musique, rien n’est si semblable à l’art que ce qui est semblable au chant.
Nicolas Grimaldi
Cet article que nous vous livrons dans sa totalité a paru dans la revue rehauts 14 accompagné de nombreux dessins de Marie Sallantin
Nicolas Grimaldi est né en 1933. Ancien professeur à la Sorbonne (Paris IV), il a consacré une vingtaine d’ouvrages à l’imaginaire, à l’attente, au désir et au temps.
voir : notre bio-bibliographie de Nicolas Grimaldi
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