René Depestre

photo Didier Leclerc www.atelier-n89.com
Ecrivain haïtien né en 1926 à Jacmel. Son enfance est marquée à la fois par la mort de son père, de graves soucis matériels et l'émerveillement que lui inspirent la mer, la nature et le surréalisme mystique de la vie en Haïti. À dix-neuf ans, il publie «Étincelles», son premier recueil, qui lui vaut un succès immédiat et lui permet de rencontrer de grands intellectuels, parmi lesquels André Breton et Aimé Césaire.
Au cours de ses diverses pérégrinations et de son séjour à Cuba, René Depestre poursuit une ouvre poétique importante. En 1978, il s'installe en France. Prix Goncourt de la nouvelle en 1973 avec "Alléluia pour une femme-jardin" ; prix Renaudot en 1988 avec "Hadriana dans tous mes rêves". Il reçoit le prix Appolinaire pour son recueil poétique "Anthologie personnelle" paru aux éditions Actes Sud. Depuis 20 ans, il travaille sur le thème de la négritude et se rapproche des écrivains de la créolité moderne ; il publie des essais littéraires où il analyse la contribution des noirs à la culture occidentale. Il vit dans l'Aude.
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Laissez-moi crier ma joie de vivre
I
Laissez-moi crier ma joie de vivre
Laissez ma joie frapper à vos portes
Laissez-moi peindre ma joie sur tous les murs.
II
Ma joie qui chante l'espoir brûlant
Les yeux qui n'ont plus faim
Les cours qui n'ont plus honte
Les mains (..) qui font naître l'aurore
L'amitié qui se déplie au soleil
Comme une feuille de bananier
L'amour qui brille d'un feu païen
Et très pur comme des yeux d'un enfant Journal d'un animal marin, 1964.
III
Je chante toutes les femmes que j'ai franchies avec les mille rames de mon innocence,
Toutes les femmes que j'ai aimées à grands cris de bon soleil dans la nuit,
Toutes les femmes qui ont donné leurs rives heureuses à mes flots.
En ce temps-là mon cour était une charrue
Inassouvie, un soc affamé qui cherchait la terre bonne et douce,
La rosée qui féconde et apaise, le délire qui nous monte à
la tête. Elégie païenne.
IV
.Tu sais brûler, tu sais guérir,
Donner un ciel à l'exilé.
Le changer en pierre, en braise,
En plaie, en ortie, en musique,
En sanglot, en épée glorieuse
Sous ton grand soleil corporel. Elégie païenne.
V
Ces jours-là je t'attends Pour Belkis
Avec ma poésie en éruption
Nous faisons des merveilles
Dans l'herbe du plaisir
Toi le vent millénaire
Moi le feu central
Nous réinventons l'innocence
Et ses oiseaux.
VI
La rondeur de tes flancs me construit une île Pour Livia
Je suis devant ton corps tel un grand voilier. Magie verte
VII
Je t'aimais.
Mon amour était le seul oiseau qui pouvait séjourner
au fond de la mer pour le plaisir de connaître l'origine
de ta beauté.
Mon amour était le seul petit chien qui pouvait supporter
Indéfiniment l'apesanteur qui régnait parfois
dans ta nuit de femme. Je t'aimais
VIII
Ta danse contagieuse comme la peur
Ta danse effaçait le doute, la nuit
Ta danse donnait à ma poésie
La couleur du citron
Ta danse me dévorait à pleines dents
Ta danse était une mante religieuse
Ta danse était une pirogue
Ta danse chassait des lions en moi Pour une danse avec toi
Ta danse était une grande sagesse à Natacha G.
Une nouvelle religion une prophétie. in Frontières
IX
Tes cheveux, (..) tes os, La dernière hirondelle, poème de fin d'amour.
Ton enfance, tes poupées, ta joie
Pénètrent jusque dans mes os.
Lente, gloire lente, femme lente
Tes caresses me suivront jusque dans la poussière!
X
Il y a peut-être un arbre en vie dans mes os à Nelly Campano
Et Nelly et la pluie sont seules à le savoir!
" Le temps qui brûle", in Poète à Cuba Extraits de recueils de René Depestre
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Le testament poétique de René Depestre
Poétique postmoderne
Dans le reflux de l'histoire à ma porte
il n'y a rien dans le temps
ni dans l'espace, rien de neuf
à découvrir dans les cendres des utopies.
Je suis aujourd'hui ce poète sans chat
ni fax bavard dans sa maison de campagne;
ce magicien sans jaco ni internet
face au chagrin de ses milliers de livres;
cet hidalgo noir sans argent frais ni portable
pour héler les fous de l'achat et de la vente.
Dois-je courir encore après un autre sort?
un ultime juillet indien de la vie
à donner au jogging de mes vieux os?
Je reste ce poète en danger
sous les obus du consumérisme,
cet homme enfermé dans sa loi naturelle:
ma capacité de souffrir trouve un chien
et un chez-soi dans le malheur d'autrui.
À chaque offensé, en frère, j'offre un feu,
à chaque humiliée, en copain, j'offre la joie
de vivre du dernier cerceau de mon enfance.
Loin de la rage consumériste
qui épuise la grande santé du monde,
je jubile à l'idée d'un départ à zéro,
je bande en rital à rêver d'une flamme autre
pour les soirées d'hiver de ma petite lampe
Non-assistance à poètes en danger
de René Depestre
Collection « Autour du monde »
éditions Seghers
note de l'éditeur : l'univers de René Depestre associe, à la manière antillaise, l'engagement et le lyrisme, la sensualité et la colère. Les poèmes d'un érotisme heureux, presque extasié, qui composent la partie centrale de ce recueil («Odes au réel merveilleux féminin»), sont encadrés par deux mouvements aux tonalités plus graves où se côtoient une réflexion sur l'Histoire et l'évocation d'un monde en constante mutation. Les poèmes consacrés au «chaos haïtien», aux intempéries qui ont frappé le sud de la France, à l'éclipse du 11 août 1999 ou à la destruction des tours du World Trade Center enracinent cette réflexion dans le terreau de notre quotidienneté.
«Non-assistance à poètes en danger» peut être considéré comme le testament poétique de René Depestre. À l'heure des bilans, il ne se contente pas de rendre hommage aux écrivains qui ont jalonné son itinéraire poétique (Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Pablo Neruda); avec la verve qui est la sienne, il formule également ses «dernières volontés» et s'alarme du sort fait à la poésie dans un monde soumis à la rage consumériste
Poésie:
- Étincelles. Port-au-Prince: Imprimerie de l'État, 1945.
- Gerbe de sang. Port-au-Prince: Imprimerie de l'État, 1946. Végétation de clartés. (préface d'Aimé Césaire) Paris: Seghers, 1951. Traduit du grand large. Paris: Seghers, 1952. Minerai noir. Paris: Présence Africaine, 1956. Journal d'un animal marin. Paris: Seghers, 1964. Un Arc-en-ciel pour l'Occident chrétien. Paris: Présence Africaine, 1967. Cantate d'octobre (édition bilingue). La Havane: Institut du Livre; Alger: SNED, 1968. Poète à Cuba. (préface de Claude Roy). Paris: Oswald, 1976. En état de poésie. Paris: Éditeurs Français Réunis, 1980. Au matin de la négritude. (préface de Georges-Emmanuel Clancier). Paris: Euroediteur, 1990. Journal d'un animal marin (choix de poèmes 1956-1990) Paris: Gallimard, 1990. Anthologie personnelle. Arles: Actes Sud, 1993.
- "Adieu à la Révolution" et "En fils créole de la francophonie". In: Écrire la «parole de nuit»; la nouvelle littéraire antillaise. Paris: Gallimard (folio, essais), 1994: 53-55; 56-57.
Prose:
- Encore une mer à traverser, eds de la Table Ronde 2005 Le Mât de Cocagne. (roman) Paris: Gallimard, 1979; folio, 1998. , coll Blanche Gallimard Alléluia pour une femme-jardin. (récits) Paris: Gallimard, 1981; folio, 1986, 1990. coll Blanche Gallimard Hadriana dans tous mes rêves. (roman) Paris: Gallimard, 1988; folio 1990. , coll Blanche Gallimard Éros dans un train chinois. (nouvelles) Paris: Gallimard, 1990; folio, 1993. "Les aventures de la créolité, lettre à Ralph Ludwig". Écrire la «parole de nuit»; la nouvelle littéraire antillaise. Paris: Gallimard (folio, essais), 1994: 159-170. "La mort coupée sur mesure". Noir des Îles (collectif). Paris: Gallimard, 1995: 95-126. "Vive la lecture". En quête du livre (collectif). Paris: Paroles d'aube, 1997. Ainsi parle le fleuve noir. Paris: Paroles d'Aube (Inventaire), 1998. Le Métier à métisser. (essai) Paris: Stock, 1998. Comment appeler ma solitude. Paris: Stock, 1999.
- Pour la révolution pour la poésie. (essai) Montréal: Leméac, 1974.
- Bonjour et adieu à la négritude. (essai) Paris: Laffont, 1980, 1989.
voir aussi :-un bel article de Serge Guichard à propos de Ainsi parle le fleuve noir paru dans L'Humanité - "mon pays est un appel au secours" article paru en avril 2004 dans Le Monde diplomatique
- une interview de René Depestre par Dominique Batraville du 10 mars 2005 sur Haiti Press Network
"Pour qu'avant que la nuit n'engloutisse le monde
Tu fasses voir ta petite lampe : de l'avant donc, vas !" Claude Mac Kay
Il n'y a de salut pour l'homme
Que dans un grand éblouissement
De l'homme par l'homme je l'affirme
Moi un nègre inconnu dans la foule
Moi un brin d'herbe solitaire
Et sauvage je le crie à mon siècle
Il n'y aura de joie pour l'homme
Que dans un pur rayonnement
De l'homme par l'homme un fier
Élan de l'homme vers son destin
Qui est de briller très haut
Avec l'étoile de tous les hommes
Je le crie moi que la calomnie
Au bec de lièvre a placé
Au dernier rang des bêtes de proie
Moi vers qui toujours le mensonge
Braque ses griffes empoisonnées
Moi que la médiocrité poursuit
Nuit et jour à pas de sanglier
Moi que la haine dans les rues
Du monde montre souvent du doigt
J'avance berger de mes révoltes
J'avance à grands pas de diamant
Je serre sur mon cour blessé
Une foi si humaine que souvent
La nuit ses cris me réveillent
Comme un nouveau-né à qui il faut
Donner du lait et des chansons
Et tendrement la nuit je berce
Mon Hélène ma foi douce ma vie tombe
En eaux de printemps sur son corps
Je berce la dignité humaine
Et lui donne le rythme des pluies
Qui tombaient dans mes nuits d'enfant
J'avance porteur d'une foi
Insulaire et barbue bêcheur
D'une foi indomptable indomptée
Non un grand poème à genoux
Sur la dalle de la douleur
Mais une petite lampe haïtienne
Qui essuie en riant ses larmes
Et d'un seul coup d'ailes s'élève
Pour être à tout jamais un homme
Jusqu'aux confins du ciel debout
Et libre dans la verte innocence De tous les hommes ! Occident chrétien mon frère terrible
Mon signe de croix le voici :
Au nom de la révolte
Et de la justice
Et de la tendresse Ainsi soit-il !
La Havane, décembre 1964 - juin 1965. extrait de "Un arc-en-ciel pour l'occident chrétien"
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